« Nous sommes fatigués de vivre en guerre »

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Nous avons rencontré à Paris trois citoyens russes, un jeune couple et une dame qui vit en France depuis plus de 20 ans. Ils sont partis de leurs pays, bien avant que la guerre ne se déclanche, motivés pour poursuivre leurs études ou pour suivre un amour. Aujourd’hui, ils voient avec impuissance comment deux pays se déchirent et comment l’histoire des guerres et de la répression se répète.  Ils ont partagé avec nous leur histoire, leurs expériences et leurs réflexions sur la situation que traverse la Russie dans la main d’un régime autoritaire.

Il y a une année et demie que la guerre entre la Russie et l’Ukraine a éclaté . Les images des bâtiments détruits, des quartiers effacés de la carte, des morts dans les rues, des réfugiés, des machines de guerre en déplacement, ont fini par devenir des images terribles qui ont envahi notre vie. La presse relaie chaque jour des tonnes et des tonnes d’information qui au bout d’un moment nous apparaissent déjà comme des évènements de la vie quotidienne.

C’est la première fois que je vis une guerre en Europe et son impact dans la société et dans l’économie.  Avant, tout ce que je savais d’une guerre internationale venait des documentaires, de la presse, de séries de TV ou de films.  On regardait de loin toutes ces images, car, au Pérou nous ne connaissions qu’une guerre interne qui a duré des années, mais ça c’est une autre triste histoire que  je vous raconterais plus tard.

Dans une situation comme la guerre, c’est une chose de lire et de voir dans la presse ce que vivent les gens de ces deux pays en confrontation, mais c’est autre chose d’entendre leurs expériences racontées de leur propre voix. Il y a quelque temps, la vie a mis sur mon chemin l’opportunité de partager un moment avec un couple et une dame venue de Russie pour s’installer en France avant que la guerre n’éclate. Tous les 3 ont pris la décision de partir de leur pays à différentes époques et pour différentes raisons, mais il y a une chose qu’ils ont en commun : la déception et le désespoir de voir comment le peuple russe a perdu sa liberté d’expression et de réaction face à un gouvernement méprisant et autoritaire.

Ils partagent avec Le Lama Amoureux leur histoire et aussi leur point de vue face à la situation qu’a affronté la Russie avant et pendant la guerre. Dans un moment très difficile qui frappe deux peuples, il est important de connaître leur témoignage, car c’est l’approche d’une réalité que vivent des millions de Russes.

Un nouveau départ

Ce jeune couple russe, que nous appellerons « Roy et Lucie » (prénoms fictifs pour des raisons de sécurité) partent de Russie en 2019 pour continuer leurs études de linguistique en France. Roy est motivé pour améliorer sa connaissance du français et Lucie pour faire une carrière dans les maisons d’édition et de traduction. Après d’avoir habité quelque mois en France, ils se rendent compte que les conditions de vie sont bien différentes en mieux de leur pays d’origine.

« Après avoir eu diverses expériences dans des petits « boulots » nous nous sommes rendus compte que le salaire est plus élevé qu’en Russie et que le climat en hiver est plus doux que dans notre ville d’origine », raconte Roy qui a grandi avec Lucie dans la ville de Togliatti située au sud-est de Moscou. Une ville connue pour ses usines de voitures, mais qui, après le début de la guerre et les sanctions de l’Europe, tournent aujourd’hui à la moitié de leur capacité ce qui fait augmenter le taux de chômage.

Roy et Lucie partagent quelques photos de la Ville de Togliatti

Dans le cas d’Hélène (prénom fictif aussi pour des raisons de sécurité), il y a 26 ans qu’elle habite à Paris avec son époux français. C’est l’amour qui l’a poussée à quitter sa ville de Saint-Pétersbourg. Hélène et son mari se sont connus dans les années 90 en Russie pendant qu’elle donnait des cours de langue russe aux étrangers. Une fois installée en France, elle a décroché des travaux dans la traduction, la vente en grands magasins et dans l’accueil des entreprises.

« Je n’étais pas obligée de partir de mon pays, car je viens d’une famille qui, même si elle n’était pas bien riche, avait un niveau de vie correct. Mais, quand on trouve la bonne personne, il faut suivre ce que dit le cœur », dit-elle avec un enthousiasme de ceux qui sont sûrs de leur présent.

Tout a un prix à payer

Ma rencontre avec Roy, Lucie et Hélène se déroulait au niveau du travail et la guerre venait de commencer.  Je me souviens qu’au bureau les gens se demandaient à voix basse quelle serait la position de Roy concernant la situation de son pays et la guerre. Tous avaient une grande curiosité de savoir, mais notre responsable demandait de ne poser aucune question ni d’aborder le sujet. Une situation que me semblait se répéter dans chaque lieu où il y avait un collègue russe.

« Les Français ont peur de nous demander quel est notre pensée sur la guerre. Je crois qu’ils ont peur d’entendre que je suis d’accord avec Poutine, alors que ce n’est pas le cas. Aujourd’hui si quelqu’un aborde le sujet, je dis d’abord que je ne suis pas d’accord avec la guerre », partage Roy.

J’avais devant moi deux générations de Russes, qui ont plus ou moins vécu dans les gouvernements de Boris Eltsine (1991-1996) et Vladimir Poutine (2000 – en cours). Ils ont été témoins du changement de vie et de pensée des gens concernant la politique interne. Hélène se rappelle bien que dans les années 90, les familles souffraient beaucoup pour trouver de la nourriture et du travail.

Effectivement, c’était une époque où la Russie traversait une période de transition, en laissant derrière la période de l’URSS pour embrasser une politique libérale. Cependant, l’histoire nous montre que pendant les deux gouvernements d’Eltsine, le désordre économique et politique règne dans le pays. Après, la démission au pouvoir de Boris Eltsine en 1998, les gens regardaient l’option de Vladimir Poutine comme une nouvelle opportunité pour la Russie.

« Avant il n’y avait presque rien en Russie et après il y avait de tout. Avec lui (Poutine), les gens se sont sentis plus rassurés. Ils pouvaient commencer à voyager à l’étranger. Tous les grands palaces ont été refaits, il y avait des activités culturelles. Mais tout ce développement avait un prix à payer, celui de ne pas pouvoir s’exprimer librement », se remémore Hélène.

Roy et Lucie, se rappellent aussi les premières années du gouvernement de Vladimir Poutine. Il se souviennent que dans le pays on ressentait un air à liberté. « Avant on pouvait arriver à s’exprimer, les salaires étaient comparables à ceux de l’Europe et nous avions une bonne relation avec les pays européens, mais après tout a changé. Il a commencé à faire de plus en plus de restrictions, à mettre en prison tous ceux qui osaient dire du mal du gouvernement. Par exemple, nous avons le cas de Nalvany», dit Roy pendant que sa voix et son regard débordent d’impuissance.

« Nous sommes fatigués »

En écoutant leur témoignage sur la répression, il est impossible de ne pas poser la question de savoir pourquoi les russes ne réagissent pas face à cette tyrannie. Une pensée peut être naïve et déplacée venant d’une péruvienne qui a vécu dans une société ou jusqu’ à aujourd’hui, nous avons destitué plusieurs présidents du pouvoir (trois présidents en moins de cinq ans). Une action qui loin de nous aider à la reconstruction d’un pays, nous plonge dans l’instabilité…bref, c’est une autre histoire.

Une fois que j’ai eu posé la question, j’ai senti un sentiment de désespoir chez Roy et Hélène. Selon Roy, la génération de ses parents, après avoir vécu des années très difficiles, a cherché une vie normale, sans avoir de gros besoins. Ils ne voulaient plus participer à la vie politique du pays.

« En Russie la plupart de gens ne se sentent pas motivés pour changer notre situation. Si leurs besoins basiques sont satisfaits, ils choisissent de vivre comme ça. Notre génération c’est un peu différent, depuis le début, elle pense qu’il est impossible de faire quelque chose. Les gens préfèrent partir, vivre ailleurs. En connaissant l’histoire de la Russie, nous savons que nous pouvons perdre la vie en cherchant le changement. Nous sommes individualistes », dit-il.

Hélène partage avec Roy un sentiment de désespoir, « On n’a pas envie de se battre, on n’a pas envie d’être battus, non plus. Nous sommes fatigués parce qu’après tout ce que nous avons vécu dans l’histoire, constamment en guerre, nous sommes devenus individualistes. Si nous cherchons à faire la révolution, nous allons être battus et mis en prison pour plusieurs années. Nous avons peur de dire nos mécontentements ».

Loin de la liberté

Après le début de la guerre, Roy raconte que la pression sur les gens en Russie pour ne rien dire à l’encontre de l’armée est plus forte, « Nous ne pouvons pas dire que nous sommes en désaccord avec cette guerre. On ne peut rien dire non plus sur les réseaux sociaux, les médias. Soit on nous met en prison, soit on doit payer une grosse amende pour avoir discrédité l’armée russe ».

Hélène aussi ressent la peur de parler librement, « j’ai peur de publier quelque chose sur les réseaux sociaux, car je dois rendre visite de temps en temps à mes parents. C’est un peu une vie en secret. Si la police ou l’armée t’arrête pour n’importe quelle raison, ils demandent à regarder ton téléphone et s’ils trouvent que tu as exprimé ton mécontentement envers la guerre, alors tu vas avoir un grand problème ». 

Les premiers mois de la guerre, on a vu dans les médias les témoignages de Russes en France qui disaient se sentir discriminés à un certain moment. Selon Roy et Hélène, pour l’instant, ils n’ont pas vécu une telle expérience. « Au début de la guerre, il y avait beaucoup de russes qui avaient peur que le rejet soit fort, mais une fois que les gens ont vu qu’il y avait des Russes qui fuyaient le pays, ils ont compris que tous les Russes n’étaient pas pro- Poutine. Je n’ai pas voté pour lui donc pourquoi devez-vous me juger ?».

Avec la guerre les liaisons d’amitié entre Russes et Ukrainiens se sont rompues également. Roy nous raconte que ses amis ukrainiens ont dû fuir le pays, mais ils comprennent que toute la société russe n’est pas d’accord avec la guerre. Hélène dit ressentir de la honte face à ces choses qui se passent, une honte qui l’empêche de contacter ses amis ukrainiens.

« J’ai des amis ukrainiens avec qui j’ai travaillé, mais j’ai honte de leur écrire parce que je vis bien et eux non. J’ai honte pour les choses qui se font au nom de mon pays ».

Après la mise effective des sanctions de l’Europe envers la Russie, la situation pour aller rendre visite aux familles est de plus en plus compliquée. D’abord on peut le constater sur le prix du billet d’avion. « Avant, le prix d’un billet avec vol direct vers Togliatti était autour de 190 euros, maintenant le prix a grimpé à 600 euros, et il faut faire trois changements pour arriver à destination », dit Lucie avec une grande tristesse car ça l’empêche de voir sa mère et sa petite sœur.

Dans le cas de Roy, il est presque impossible de toucher le sol russe et de rendre visite à sa mère car, il pourrait finir sur le champ de bataille. « Pour les hommes c’est dangereux de retourner en Russie car le gouvernement a développé une loi comme quoi, si nous ne répondons pas à l’appel de l’armée, nous avons une grande chance de finir en prison ou à la guerre. Ils ne demandent pas ton accord ». 

Il faut continuer

Pour l’instant on ne voit pas la fin de la guerre pour Roy et Lucie, la paix sera possible seulement avec la mort de Poutine. En attendant, le couple veut continuer en France, « on a fait beaucoup d’efforts pour rester ici et avoir une meilleure vie ». Le futur pour eux et de continuer à travailler, car de ça dépend le renouvellement de leurs permis de séjour. Roy a décidé d’initier les études en informatique pour avoir plus d’options de trouver un CDI. Lucile rêve de dédier complètement son temps à donner des cours de yoga, une activité qu’elle fait à côté de son travail de bureau.

Pour Hélène, la fin de la guerre et du régime de Poutine sera possible si le peuple est privé complètement de ses besoins quotidiens. « Le président a perdu la tête, il ne sait plus réfléchir. Qu’est-ce qu’il va faire si par exemple, le peuple est privé de nourriture ? Dans cette situation les gens vont se battre ….».

Hélène partage quelques photos de sa ville, Saint-Pétersbourg

Planifier de retourner en Russie, n’est pas une option pour Hélène, car elle a construit toute une vie en France avec son époux. Il est clair pour elle que le plus important est de vivre dans un pays qui lui assure la liberté de s’exprimer et des conditions de vie dignes. Pour l’instant, elle réunit ses forces et son courage pour voyager en Russie de temps en temps, pour rendre visite à ses parents, « vraiment, j’espère qu’un jour cette guerre va finir ».

Pour Roy, Lucie et Hélène, c’est difficile d’être loin de la terre où ils sont nés et c’est plus difficile encore de n’avoir pas la possibilité d’y retourner librement, sans la peur et le désespoir collés à la peau. La Russie a changé énormément à leurs yeux et aujourd’hui, ils cherchent à profiter de la meilleure façon possible, de la vie et de la chance qu’ils ont.  La chance d’être loin et en même temps proche d’un évènement qui fera partie des livres d’histoire.

Merci, Roy, Lucie et Hélène d’avoir partagé avec nous vos expériences, vos pensées, vos souvenirs, vos regards vers l’avenir. Merci énormément de m’avoir donné votre confiance et votre amitié.

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